Open-access Hybridité générique et posture chez Nora Sari

Hibridez generica y postura en Nora Sari

Generic Hybridity and Posture in Nora Sari

Resumen

En este artículo se muestra que la hibridez genérica percibida y comprobada en el texto de Nora Sari fue un efecto de la apuesta de diversas tendencias del contexto de producción en la elección del tema a tratar: por un lado, la vida de la familia y la historia de sí mismo del personaje principal de la novela; por otro lado, el contexto histórico que prevalece durante el período en relación con este trozo de vida. Esta hibridez revela una preocupación por la postura en consonancia con los discursos y orientaciones del campo social y literario dentro del cual la novelista busca inscribir su lugar. También muestra un deseo de superar una profunda escisión en el tema de los idiomas en este.

Palabras clave: Autobiografía ficcional; Historia; hibridez genérica; escenografía; autoimagen; postura; posicionamiento

Résumé

Dans cet article, nous avons voulu montrer que l’hybridité générique perçue et avérée dans le texte de Nora Sari était un effet des enjeux de diverses tendances du contexte de production dans le choix du sujet à traiter, d’une part la vie de la famille et le récit de soi du principal personnage du roman, d’autre part le contexte historique prévalant durant la période concernant cette tranche de vie. Cette hybridité révèle un souci de posture en phase avec les discours et orientations du champ social et littéraire au sein duquel la romancière cherche à inscrire sa place. Elle montre également une volonté de dépasser un clivage profond installé dans la problématique des langues dans ce même champ.

Mots clés: Autobiographie fictive; Histoire; hybridité générique; scénographie; image de soi; posture; positionnement

Abstract

This article shows that the generic hybridity perceived and proven in the text of Nora Sari was an effect of the stakes of various tendencies of the context of production in the choice of the subject to treat: on one hand, the life of the family and the self-story of the main character of the novel; on the other hand, the historical context prevailing during the period concerning this slice of life. This hybridity reveals a concern for posture in line with the discourses and orientations of the social and literary field within which the novelist seeks to inscribe her place. It also shows a desire to overcome a deep split in the issue of languages ​​in this same field.

Keywords: Fictional autobiography; Story; generic hybridity; scenography; self-image; posture; positioning

Introduction

Née dans les années 1950, la littérature algérienne d’expression française s’est développée avec un double ancrage, social et historique.

De fait, on reconnaît deux périodes de l’histoire qui ont laissé leurs marques sur cette littérature: la guerre de libération nationale (1950-1962) et les événements de la décennie noire1 (1990-2000). Des écrivains-phares tels que Kateb Yacine ou Mohamed Dib sont, en effet, considérés comme les pères de cette littérature. Ils ont rapporté dans leurs textes la stigmatisation, la marginalisation, l’exploitation du peuple algérien par le colonialisme français ainsi que la prise de conscience et la révolte qui ont suivi.

Plus tard, d’autres événements sanglants ont secoué le pays. Le peuple algérien subit à ce moment une violence provoquée par des courants politiques opposés. Ce qui a entrainé une guerre civile. Cette période porte le nom de décennie noire .La première génération d’écrivains, à l’image de Mohamed Dib ou Assia Djebar, a rendu compte de cette nouvelle période de crise. Ces écrivains n’ont pas été les seuls. De plus jeunes auteurs, à l’instar de Rachid Boudjedra, qui s’était illustré dans ses romans par la contestation portant sur la société traditionnelle, prennent le thème de la guerre civile à bras le corps. C’est alors que se font connaitre de nouveaux auteurs dont Yasmina Khadra ou Salim Bachi. Ils s’inscrivent toujours dans cette thématique de la guerre.

Depuis les années 2000, l’espace littéraire s’ouvre à de nouvelles plumes, encouragées par l’essor de l’édition en Algérie. Ces derniers romanciers semblent impulser un renouveau littéraire, tant dans les registres que dans les thèmes abordés. De fait, on relève de l’humour, de la fantaisie, du fantastique, chez ces jeunes écrivains des années 2000 qui se démarquent en abandonnant la veine historique et réaliste. Ils découvrent d’autres genres et s’essaient à d’autres types de littérature parmi lesquelles la littérature de jeunesse. Cette nouvelle génération semble expérimenter d’autres voies et affirmer d’autres positions à l’égard de la logique du champ. En tout état de cause, elle porte la contradiction à ceux qui, parmi les critiques, avaient prédit la fin de cette littérature, une fois l’indépendance du pays acquise, estimant que la fin de la guerre correspondrait au tarissement des sources d’inspiration. Les transformations qui affectent la littérature algérienne d’expression française, depuis les années 2000, laissent donc percevoir le renouvellement des modes d’écriture et la diversification des sujets abordés. Cependant, la guerre, un thème récurrent, continue à nourrir la littérature algérienne ainsi que l’indique le titre de Nora Sari, Constantine, l’exil et la guerre. Ce roman paru en 2016 chez Casbah Editions, succède à un premier texte, Un concert à Cherchell, qui date de 2014. L’écrivaine, après avoir achevé une carrière d’enseignante de français au lycée, tente l’aventure de l’écriture, en narrant dans le premier opus son enfance, puis dans le second, son adolescence. Dès lors, quels procédés assurent-ils le lien avec le traitement du thème de la guerre ? Pour quelles raisons Nora Sari revisite-t-elle la guerre d’Algérie semblant aller à contre-courant des nouvelles tendances?

Notre hypothèse est la suivante: l’auteure en abordant ce thème cherche à se positionner dans le champ littéraire algérien. Notre objectif est de déterminer les motivations profondes du déploiement du discours sur la guerre, après avoir examiné les voies empruntées par l’écrivaine. Pour tenter d’apporter des éléments de réponse, nous nous proposons d’observer les techniques d’écriture mises en œuvre par l’auteure afin de les articuler avec la présentation de soi auctoriale pour remonter jusqu’au champ littéraire dans lequel Nora Sari évolue.

Notre analyse se fonde essentiellement sur la sociopoétique telle que l’a établie Alain Viala. Alain Viala propose une démarche allant des procédures d’écriture vers les valeurs qui se dégagent des effets de sens. La mise en relation des structures du texte avec les valeurs sociales permet d’atteindre le contexte de production. De fait, l’auteur affirme: «L’œuvre ne parle pas directement du social, ni ne parle directement à la société, mais elle parle selon ce que les structures du champ, au moment de son énonciation, permettent, imposent ou interdisent» (Molinié & Viala, 1993, p. 196).

Pour comprendre l’impact du social sur les écrivains dans leur pratique d’écriture, Alain Viala envisage certains cadres qui règlent l’énonciation littéraire. Notamment, il évoque quatre prismes qui transforment les éléments du contexte social et les renvoient dans différentes directions: il s’agit du prisme de la langue, celui de l’auteur, celui du genre et celui du champ, là où les rapports de force internes font que le texte proposé à la lecture sera accepté ou refusé. C’est principalement le prisme du genre qui fera l’objet de notre analyse En effet, la manière dont tout écrivain traite les genres et les formes participe de la posture de ce dernier. Pour étayer notre propos, nous aurons recours également à certains concepts de l’analyse du discours littéraire, notamment celui de «scénographie» et «d’inscripteur». Ces notions que nous définirons au cours de l’analyse ont été établies par Dominique Maingueneau. Elles sont à la base des observations que nous ferons sur le prisme de l’auteur et celui du champ.

Il convient de préciser que la sociopoétique et l’analyse du discours partagent un certain nombre de principes. Toutes deux prennent en compte le contexte de production et de réception et considèrent le discours littéraire comme faisant partie du «discours social» (que Dominique Maingueneau, en analyse du discours, nomme «interdiscours»). Le discours littéraire est donc en relation avec les autres discours qui circulent dans la société:

Considérer le fait littéraire comme «discours», c’est ...restituer les œuvres aux espaces qui les rendent possibles, où elles sont produites, évaluées, gérées. Les conditions du dire y traversent le dit et où le dit renvoie à ses propres conditions d’énonciation (le statut de l’écrivain associé à son mode de positionnement dans le champ littéraire, les rôles attachés aux genres, la relation au destinataire construite à travers l’œuvre, les supports matériels et les modes de circulations des énoncés. (Maingueneau, 2004, p. 34)

Dans une première partie, nous traiterons de l’aspect générique à travers les éléments du paratexte et de certains lieux stratégiques du texte, dans la seconde partie nous nous intéresserons à l’énonciation narrative dans le récit en mobilisant la notion de posture qui fait sens à l’intérieur du champ littéraire concerné, le champ littéraire algérien.

Le statut romanesque en question

En règle générale, les indices paratextuels informent sur le genre littéraire du texte proposé à la lecture. Dans toute œuvre qui correspond aux exigences de la communication littéraire, le contrat de lecture s’établit au niveau paratextuel: «Eu égard à sa fonction de présentation, le paratexte est le lieu où se noue explicitement le contrat de lecture (...) un roman réaliste ne respecte pas les même règles qu’un roman fantastique. Le paratexte, en donnant des indications sur la nature du livre, aide le lecteur à se placer dans la perspective adéquate» (Jouve, 2007, p. 8).

Notre attention a été attirée par l’indécision portant sur la désignation du genre de Constantine, l’exil et la guerre. Ce dernier présenté en tant que roman en première de couverture, suggéré comme roman d’apprentissage par le résumé, est enfin réévalué comme ensemble de nouvelles.

2.1. Signes de tension sur le genre

La première de couverture présente le nom de l’auteur, Nora Sari ; puis en caractères gras est inscrit le titre, Constantine, l’exil et la guerre, enfin, au-dessous du titre, figure l’indication générique, «roman». Le reste de la page est occupé par une photo en noir et blanc représentant cinq hommes en marche. L’homme au milieu porte un habit traditionnel (Kachabia et Kabous osmanli), de part et d’autres, ses compagnons sont vêtus à l’occidentale, manteaux, trench-coats et vestes. Cependant deux d’entre eux portent en guise de couvre-chefs des Kabous osmanli.

En quatrième de couverture, on apprendra les noms de ces personnages, ainsi que la date de prise de la photo, 23 Novembre 54. Tous sont des notables de la ville de Constantine, 3ème ville de l’Algérie. L’homme figurant au milieu du groupe, habillé en tenue traditionnelle est monsieur Mohamed Sari, le père de l’auteure et enseignant de langue arabe, muté à Constantine, ville dans laquelle il va enseigner pendant une dizaine d’années. Il est l’un des personnages principaux du texte désigné comme roman. La date du 23 Novembre 1954 est importante, car elle fait écho au mois et à l’année du déclenchement de la révolution algérienne: 1er novembre 1954. Le rappel de la guerre est implicitement indiqué.

Le résumé figurant sur cette page nous apprend qu’une famille a été «arrachée» de Cherchell et d’Alger, suite à la mutation du père à Constantine, de 1953 à 1963. La fille de l’enseignant d’arabe, une jeune lycéenne découvre l’expérience de la vie dans une ville nouvelle, s’initiant à d’autres pratiques et coutumes. On apprendra que la lycéenne s’appelle Nora Sari.

Ce résumé apporte des précisions quant à la mention générique «roman» et tend implicitement à le catégoriser comme roman d’apprentissage. Toutefois une dernière indication revient sur la mention «roman». Après une brève biographie de l’auteur, on peut lire l’indication suivante, sur la quatrième de couverture: «Ce deuxième ouvrage de 72 nouvelles fait suite au «Concert à Cherchell» publié par Casbah éditions en 2014. Ainsi prend forme la tension portant sur l’indication générique. Roman ou nouvelles ? Dès lors il est, indiqué de rechercher les motifs de cette tension en envisageant l’éventualité d’une hybridité générique, ses formes et ses fonctions dans Constantine, l’exil et la guerre.

On définit l’hybridité générique comme: «une catégorie que la théorie et la critique littéraire ont empruntée aux sciences naturelles, à la biologie, à la génétique pour être plus précis. La théorie littéraire en a retenu quelques aspects pour expliquer certains phénomènes d’écriture» (Krysinski, 2004, pp. 3-4) L’hybridité, dans la pratique littéraire, étant comprise comme mélange et croisement, va à l’encontre de la stabilité et de l’unité. C’est la raison pour laquelle nous nous proposons de distinguer les traits structurels du roman et de la nouvelle. Ainsi, nous décèlerons les facteurs de déstabilisation qui affectent la première catégorie citée, celle du «roman». Traditionnellement, on oppose le roman à la nouvelle par la longueur ; le roman est un genre long, la nouvelle est brève: «Le roman prend le temps de faire vivre les personnages dans la durée (…) La nouvelle, comme le conte, cherche à obtenir des effets de relief et d’intensité, mais dans des épisodes vraisemblables ou historiques (…) Elle est un épisode, alors que le roman est une succession d’épisodes» (Raimond, 1989, p. 21).

L’histoire de la jeune lycéenne, Nora Sari, installe le récit dans la durée en englobant dix années qui sont effectivement présentées comme une série d’épisodes de sa vie et de celle de sa famille. La continuité est assurée par la chronologie des faits. Cependant la linéarité est rompue par certains épisodes inspirés de l’Histoire.

2.2. Des lieux stratégiques conflictuels

Le titre de la dernière partie du roman, «Avenue Anatole France et le sel a fleuri!», répond à celui de la première partie, «Avenue Anatole France Dar Bentchikou. Quand le sel fleurira». Ces deux parties constituent un cadre à l’intérieur duquel la diégèse devrait évoluer vers une fin logique. L’expression idiomatique arabe traduite littéralement en français par «quand le sel fleurira», signifie approximativement «Quand les poules auront des dents». Reprise dans les titres des deux parties, elle est précédée de la mention d’une adresse. Le verbe de cette expression est conjugué au futur pour la première partie «fleurira», et au passé composé, dans la deuxième partie « a fleuri» . Le passage du futur au passé composé pour le verbe «fleurir» dans les intertitres des deux parties liminaires marque l’achèvement d’un temps.

Le cycle qui mène de l’avenue Anatole France au retour à l’avenue Anatole France est terminé: «retour à l’avenue Anatole France, pour encore une fois, deux années consécutives, 1962-1963. Le périple se termine en boucle fermée» (Sari, 2017, p. 460). Ce temps achevé donne l’impression de la continuité et de la stabilité propres au discours du roman. La diégèse devrait s’achever ici.

Selon la logique du genre, l’incipit et l’exipit devront fonctionner de la même manière que ce cadre tracé par les intertitres des parties liminaires. Pour mieux évaluer la continuité et la stabilité structurelle et thématique, nous examinerons l’incipit et l’excipit du roman. L’incipit et l’excipit sont des lieux stratégiques des textes qui entretiennent des liens étroits entre eux et avec l’ensemble du texte, dans une perspective d’immanence. Le rôle de l’incipit est de nouer le contrat de lecture, indiquant la nature du récit, «la position de lecture à adopter, lorsque le genre n’est pas indiqué sur la couverture, c’est le début du texte qui permet de l’identifier» (Jouve, 2007, p. 16). Il est convenu que l’excipit constitue le lieu où s’achève l’intrigue qui a été nouée dans l’incipit.

Le premier chapitre constitue l’incipit de ce roman dans la mesure où il remplit les fonctions qui sont dévolues à ce dernier. Le chapitre relate l’arrivée des membres de la famille Sari à Constantine avenue Anatole France, la découverte de leur nouvelle habitation, la visite des petites voisines qui leur offrent le dîner pour leur souhaiter la bienvenue et les premières impressions. Personnages, cadre spatio-temporel sont mis en place dans une tonalité réaliste. Les remarques sur les lieux, le parler et les plats cuisinés donnent une coloration ethnographique à ce premier chapitre. Cependant dès ce début, est posé le désir de retour à Alger émis par la grand-mère. Nostalgique, elle désespère en exprimant ses regrets. Elle se demande quand elle pourra retourner chez elle, la réponse qu’elle se fait est amère «Quand le sel fleurira».

L’excipit, qui mène au dénouement, devrait idéalement narrer le retour de la famille à Alger. Toutefois le chapitre 65 (premier chapitre de la dernière partie), intitulé «On déménage, sauvée!», au contraire relate le retour de la famille à l’Avenue Anatole France. Contre toute attente le retour à Alger, quant-à-lui, n’est pas consigné. Les chapitres suivants sont consacrés à d’autres personnages, soit historiques, soit de simples concitoyens. Ils ne mentionnent plus la famille Sari, et ce, jusqu’au dernier chapitre. Celui-ci rend compte de la fin de la guerre d’Algérie et de la journée historique du 5 Juillet 1962, journée de la fête d’indépendance, telle que l’a perçue et vécue Nora. Nous pouvons dire que le début du texte et sa fin ne se répondent pas en tant qu’incipit et excipit sur le plan thématique. L’histoire narrée est parasitée par des éléments étrangers à l’intrigue. Ces éléments sont des épisodes courts qui effectivement tiennent plus de genre de la nouvelle, et constituent des fragments indépendants les uns des autres, ayant chacun son unité.

Les nouvelles correspondent donc à des épisodes brefs sans autres liens les uns avec les autres que celui de l’Histoire (grande ou petite) de la révolution algérienne et de la guerre d’indépendance. De fait, ces récits qui viennent interrompre le fil narratif romanesque autobiographique sont greffés quasiment de façon artificielle sur le premier projet d’écriture.

En effet, l’on remarque que les chapitres qui répondent le plus aux traits distinctifs de la nouvelle (brièveté, effets de relief et intensité) sont le plus souvent ceux qui revêtent la dimension historique tels que les chapitres «Arrestation du docteur Khodja» ou «Assassinat du commissaire Jean Samarcelli» Ils introduisent le hiatus dans la continuité narrative du roman et évoquent des personnages que le lecteur ne retrouvera plus dans les autres chapitres. De fait, le roman en s’enracinant dans un contexte socio-historique précis, celui de la guerre d’indépendance, prend une autre orientation qui trouve sa justification dans l’effet-nouvelles au sein même du texte conçu initialement de façon structurelle et thématique comme récit de vie.

Le hiatus provient du fait que l’Histoire se trouve en fragments, tantôt enchâssés dans le fil narratif, tantôt greffés artificiellement sur cette narration du récit de vie à l’exemple du chapitre intitulé «La mère courage». L’articulation entre récit de vie et scènes extraites de l’Histoire, difficile à être intégrée de manière harmonieuse dans la totalité de l’ouvrage, oblige à reconsidérer son identité générique et induit le recours à une autre scénographie, celle des nouvelles.

En définitive l’hybridité pressentie est confirmée par les indications paratextuelles et la discontinuité structurelle crée par les épisodes consacrés à l’Histoire de la guerre d’Algérie. Ces épisodes interviennent comme autant de digressions. A titre d’exemple, nous citons les chapitres suivants :

  1. Chapitre 11, Un aperçu de la grève 1956 (page 85).

  2. Chapitre 48, Les enfumades du pic Marceau (page 326).

  3. Chapitre 68, L’insurrection et la déportation des Brakna (page 480).

Dépassant le strict cadre romanesque ils confèrent au texte une fonction testimoniale, celle du documentaire et/ou du témoignage ; «Les représailles ont occasionné la mort de dizaine de civils ; certaines informations feraient état de trois cents morts. Messieurs Boucherit, Boumgueb, Ladjabi, Reda Houhou2 faisaient partie des victimes de ces représailles. La nuit du 29 au 30 mars 1956 à Constantine restera dans l’histoire de la ville marquée d’un sceau de fer et de feu» (Sari, 2017, p. 398).Ces fragments introduisent une extension du roman sur la vie de famille de Nora Sari.

Le croisement du discours romanesque narratif et du discours de l’Histoire tient du collage. Le procédé de création consiste à donner l’impression d’une absence ou d’un manque de composition par l’introduction d’éléments étrangers.

Enjeux et posture

Le texte en replongeant dans le passé de la famille Sari, en croquant des scènes vécues fait appel à la mémoire. Chez Nora Sari la mémoire a emmagasiné des faits qui ont marqué l’esprit de la fillette telle que l’exécution d’Annie Chausse, une voisine qui a dénoncé le laitier du quartier comme étant terroriste et qui sera tuée dans un attentat (L’exécution d’Annie Chausse à la page 400). A propos de la mémoire, Paul Ricœur note que les faits du passé vécus réellement et racontés plus tard sont issus de la mémoire (Ricœur, 2000, p. 19) Mais les mots utilisés sont issus d’images qui ont laissé leurs empreintes dans l’esprit. Et ce sont ces traces qui rappellent le passé.

La mémoire est donc faite d’images, de souvenirs du passé. Ces images floues sont souvent réactivées ou confirmées par une personne ou un groupe, la famille, la communauté qui ont en commun les mêmes souvenirs. La mémoire collective historique entre en jeu, pour briser le fil du récit du quotidien de l’adolescente.

Le recours aux empreintes de l’image, à son tour dans un effet boule de neige, convoque des événements qui ne sont plus en relation étroite avec la vie du personnage central, mais en rapport direct avec l’Histoire. La mémoire joue le rôle de passerelle pour investiguer plus loin dans ces empreintes. C’est alors que l’Histoire surgit au détour des souvenirs personnels. L’auteur ne raconte plus son histoire, mais l’Histoire du peuple algérien, en évoquant des événements qu’elle n’a pas vécus et pour lesquels il lui a fallu procéder à des recherches documentaires en consultant des archives, et en recueillant des témoignages. Il y a une continuité entre la mémoire et l’Histoire qui mène de la narration du récit de vie au discours sur l’Histoire et induit l’utilisation de la troisième personne dans la quasi-totalité du roman.

3.1 Image de soi et enjeux

Dominique Maingueneau établit une distinction autour de la notion d’auteur. Il la subdivise selon trois niveaux: la personne, l’écrivain et l’inscripteur (Meizoz, 2007, p. 43). La personne est l’être référée à un état civil, pour ce qui nous concerne, c’est Nora Sari, fille de Mohamed Sari. L’écrivain est l’auteur qui a signé de son nom ou son pseudonyme son livre. L’écrivain n’a pas pris de pseudonyme dans le cas qui nous intéresse. L’inscripteur est l’énonciateur, celui qui gère la scénographie langagière dans cet opus l’inscripteur est l’instance qui a géré la scénographie en donnant un genre hybride au texte.

Pour décrire les enjeux et la posture d’un auteur, il convient de bien mettre en relation les niveaux de l’inscripteur et de la personne.

La personne est présentée par son statut sociologique comme enseignante de français, qui une fois sa carrière achevée, se met à l’écriture. Elle a eu un parcours qui l’a menée, de la rédaction «d’articles culturels, littéraires, et historiques dans la presse quotidienne et des revues spécialisées»3 à l’écriture romanesque.

Le premier enjeu de cette dernière production est donc bien celui de relater le trajet accompli au cours d’une tranche de vie, celle de la personne. Un autre enjeu consiste à narrer des épisodes de vie concernant d’autres personnes parentes ou amies et même inconnues. Elle a investigué après avoir pris connaissance de faits rapportés par les discours d’autrui. Le chapitre intitulé «L’insurrection et la déportation des Braknas» est, selon une note de l’auteure, le résultat d’un travail de recherches (Sari, 2017, p, 480) qui a donné lieu à une conférence et deux articles dans une revue à caractère historique. Enfin, ce second opus vise donc à rentabiliser le fruit de travaux réalisés dans le cadre de ses recherches historiographiques, en les mettant à la portée du grand public.

Quant à la posture, elle engage l’image de soi ou les représentations que l’inscripteur veut diffuser, à travers ses écrits et ses comportements. Elle ne concerne plus uniquement le statut de la personne mais elle est en relation avec l’écrivain et l’inscripteur. A partir de sa relation interactive avec le lecteur, l’inscripteur organise sa scénographie. La scénographie est la manière dont est mise en scène la narration. Elle légitime un récit qui, à son tour, la légitime selon Maingueneau. Dans Constantine, l’exil et la guerre la scénographie est organisée de façon à donner une image de soi riche et multiple.

Dominique Maingueneau établit la notion de scène d’énonciation qui «met l’accent sur le fait que l’énonciation advient dans un espace institué, défini par le genre de discours» (Maingueneau, 2009, p. 111). Il propose une analyse de la scène d’énonciation selon trois scènes distinctives: la scène englobante, scène générique et la scénographie.

La scène englobante correspond au «type de discours» qui peut être littéraire, politique ou encore scientifique, la scène générique est constituée par les normes du genre de discours qui définissent les attentes du récepteur (romans, nouvelle…). Quant à la scénographie, Dominique Maingueneau la définit ainsi:

Elle est une scène de parole qui n’est pas imposée par le type ou le genre de discours, mais instituée par le discours même. En 1981, par exemple, F. Mitterrand avait présenté son programme pour l’élection présidentielle sous la forme d’une Lettre à tous les Français … La scène générique était celle d’un programme électoral, mais la scènographie construite par le texte était clairement épistolaire. (Maingueneau, 2009, p. 111).

La scénographie double la scène générique dans certains cas. Maingueneau donne l’exemple du fait divers dans un journal qui peut être rapporté selon la scénographie du polar. La scénographie du récit de vie double la scène générique du «roman» en présentant un cadre familial dans lequel se déroule l’action principale. En revanche La scénographie du récit de guerre modifie la scène générique prévue initialement. Il y a eu donc modification le procédé qui consiste à introduire des épisodes clos ayant leur propre unité, indépendants les uns des autres, donne lieu à la scénographie de la nouvelle «Les genres de discours qui recourent constamment aux scénographies sont ceux qui visent à agir sur le destinataire, à modifier ses convictions» (Maingueneau, 2009, p.111).

La scénographie dans Constantine, l’exil et la guerre double la scène générique du roman, mais cette scénographie est modifiée au moment de l’introduction des épisodes de l’Histoire. Le projet qui consiste à croquer la vie sous forme de tableaux construit l’image de soi d’une biographe. En outre, elle développe, l’image de l’historienne en précisant par les notes infra paginales l’origine historiographique de certains épisodes. 4

Elle tient particulièrement à donner l’image d’une femme de lettres par des références et des clins d’œil intertextuels qui mettent en évidence sa culture littéraire. Nous relevons les intertitres suivants: La mère courage (pièce de théâtre de Bertold Brecht), Le médecin de campagne (roman de Balzac), La femme sans sépulture (roman d’Assia Djebar qui relate la vie d’une martyre Zoulikha Oudaï dont la tombe n’a été trouvée que tardivement), Les damnés de la terre (texte signé par Frantz Fanon, théoricien de la révolution algérienne).

Cette représentation de soi est renforcée par des passages qui explicitement insistent sur sa formation. On peut lire en page 380 «Nora réclamait des livres ; elle eut tous les livres qu’elle voulut.», ou encore en page 443, «la lecture était sa seule passion». Certains autres passages font mention de phrases célèbres d’écrivains algériens, telle que la formule désormais consacrée de Kateb Yacine à propos de la langue française, considérée comme un «butin de guerre» (Sari, 2017, p.488).

Enfin, elle transmet l’image d’une conscience patriotique engagée, lorsqu’elle subvertit pour le compte de la cause algérienne les paroles de l’hymne national français dans une forme parodique:

Les enfants de cette patrie, qui ont répondu à l’appel pour l’indépendance et la liberté ont abreuvé de leur sang cette terre, ses champs et ses sillons, ses collines et ses montagnes, ses vallées et ses forêts, ses dunes et ses oasis, pour contrer la tyrannie qui a bafoué, plus d’un siècle durant, un peuple opprimé, ses hommes, méprisé sa culture, humilié ses croyances (…) Ce 5 Juillet, le jour de gloire est enfin arrivé .5 (Sari, 2017, p. 519)

De même, lorsqu’elle considère la révolution algérienne comme un miracle né de la ténacité et du courage des hommes. Il est important de noter que l’expression «et le sel a fleuri» concerne l’accès à l’indépendance et non pas le retour de la famille Sari à Cherchell (comme l’aurait laissé supposer une relation idoine incipit-excipit). Cette expression figée désigne bien que l’indépendance acquise est un événement inouï, hors du commun. Enfin, elle porte une critique sans concession de la colonisation française dans le paragraphe suivant:

Cette nuit qui permit à une nation où naquirent les Droits de l’Homme et du Citoyen, d’en priver des millions d’autres, par le biais de la colonisation, d’accabler leur peuple en dominant sa pensée, en assujétissant sa composante humaine et en l’asservissant, en écrasant sa spécificité, en soumettant ses langues, en tyrannisant ses hommes, en annihilant sa quintessence subliminale: son arabité et son Islam. (Sari, 2017, p.517)

3.2 Posture

Toutes ces facettes de l’image de soi construites et projetées par le texte visent à former et consolider le positionnement de l’inscripteur dans le champ littéraire définit comme

Un espace de luttes entre les différents auteurs pour se mettre dans la position la plus proche de la définition du champ. Rappelons que le champ est un ensemble de formations discursives ou de positionnements qui sont en relation de concurrence au sens large, se délimitent réciproquement…s’affrontent explicitement ou non dans une certaine conjoncture, pour détenir le maximum de légitimité énonciative. (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 97)

La posture intègre des faits discursifs et des conduites de vie dans le champ littéraire «À l’ère du spectacle, à l’ère du marketing, de l’image, tout individu jeté dans l’espace public est poussé à construire et maîtriser l’image qu’il donne de lui» (Meizoz, 2007, p. 15). Il fallait donc à notre auteure, qui avait fait le choix du récit de soi, placer ce récit dans un contexte idéologique précis celui de l’engagement nationaliste. Ce qui explique pourquoi l’Histoire vient se greffer sur le récit de vie et la scénographie de la nouvelle sur celle du roman. Elle vise ainsi une place de choix. Car la posture est co-construite à la fois dans le texte et hors de lui par l’écrivain, les médiateurs, qui le donnent à lire, les journalistes, les biographes et le public. Par l’image de son engagement nationaliste, la posture de Nora Sari lui permet de prétendre à occuper une place privilégiée dans un champ littéraire foisonnant où les nouveaux venus à l’écriture le disputent à des romanciers déjà bien confirmés dans ce même champ, et dont la place est acquise de plus longue date à l’instar de Rachid Boudjedra.

Nora Sari offre à la lecture un texte hybride qui relève du roman, alors même que le volet historique vient se greffer sur l’épanchement subjectif et la description de l’intériorité du personnage. On ne peut parler de roman historique. L’histoire de la vie des Sari aurait pu être racontée sans recourir aux faits historiques de la guerre d’Algérie. L’hybridité générique est assumée tant par l’auteure que par l’éditeur qui annoncent à la fois le genre romanesque et les nouvelles.

Nous en déduisons que la motivation première de cette mise en récit est l’hommage rendu au père Sari et l’amie de toujours trop tôt disparue, Yamina Gherzouli. Cette motivation est à l’origine de la première scénographie (celle du roman). La seconde est justifiée par le souci de situer le récit dans la perspective des demandes et attentes d’un public algérien familiarisé avec les romans traitant des périodes sombres du pays: guerre coloniale, décennie noire.

Pour se positionner dans le champ littéraire, l’inscripteur Nora Sari change de scénographie. Sur le plan du statut social, l’auteure, née au sein d’une famille citadine d’un père fin lettré et excellent enseignant d’arabe, avoue dans son livre n’avoir jamais pu acquérir les bases de la langue arabe, langue de son père, ni maîtriser sa finesse et ses subtilités. A contrario, elle s’est formée par la lecture des classiques français, et à son tour a accédé à la même profession que son père, celle d’enseignante mais de langue française. Le débat sur les langues a occupé en Algérie le champ social et a été répercuté sur le champ littéraire. Ce débat est mis en avant par l’auteur lorsqu’elle fait le parallèle entre sa formation et celle de son père.

Nora Sari, la personne, veut-elle donner la preuve que, l’écrivaine, bien que formée dans la langue de l’Autre, demeure sensible aux idéaux de Novembre et se fait la gardienne de la mémoire collective ? Pour elle, il n’y a pas d’incompatibilité. En soulignant le conflit linguistique (langue maternelle/ langue d’emprunt) propre aux littératures francophone, elle vise à clarifier sa posture. Ces deux facteurs ne peuvent que renforcer son positionnement dans le champ littéraire.

En quittant le domaine autobiographique, le scripteur s’inscrit dans la mémoire collective et la dimension historique, d’où la nécessité de reconsidérer la scène générique et de faire appel à la scénographie de la nouvelle.

6. Conclusion

En empruntant deux scénographies différentes, Nora Sari puise dans deux veines discursives opposées: le discours intimiste et le discours de l’Histoire. De cette manière elle est attentive à l’espace dans lequel le roman sera perçu, lu, et adopté.

Au lendemain de la décennie noire, l’objectif politique et social était de ressouder la société autour de valeurs communes: le patriotisme et l’engagement. Raconter la guerre de libération nationale fait donc partie d’une stratégie posturale. La posture met en scène la position et la trajectoire de l’auteur dans le champ littéraire. Elle est l’image de soi donnée dans et par le discours, la posture de Nora Sari est une posture d’engagement patriotique.

S’inspirant du discours social et du discours historiographique, elle diffuse des savoirs indispensables pour alimenter la fibre patriotique. En cela, elle s’inscrit dans une tradition littéraire algérienne, suivant de près les traces de Kateb Yacine et de son roman fondateur «Nedjma». Ce roman présentait une vision personnalisée de l’écriture romanesque par son hybridité générique. Il a offert aux lecteurs un texte à situer «dans la décanonisation des discours hégémoniques coloniaux» (Krysinski, 2004, p. 4) et postcoloniaux.

Il convient de souligner que le roman, dans la littérature arabe, était un genre inconnu, importé par la colonisation. Il a subi, chez Kateb Yacine, des distorsions grâce à la proximité de deux types de discours inconciliables en apparence, celui de fiction et celui de l’histoire, illustrant l’idée suivante: «L’hybridité en tant que discours disruptif et démocratique est une expression de la citoyenneté culturelle, un développement anti-impérial et anti-autoritaire» (May Joseph cité par Krysinski, 2004, p. 4)

Nora Sari à l’image de Kateb Yacine, opte pour une fonction idéologique du discours romanesque. L’hybridité formelle assumée est une stratégie dont l’enjeu est la construction de l’image de l’écrivaine engagée, en ce sens elle s’inscrit dans la continuité avec des choix formels et énonciatifs qui sont ses choix posturaux, elle s’engage dans le débat social toujours d’actualité celui de la sauvegarde de la souveraineté et l’unité nationales.

Références Bibliographiques

  • Charaudeau, P., & Maingueneau, D. (2002) Dictionnaire d’analyse du discours Seuil.
  • Jouve, V. (2007). Poétique du roman Armand Colin.
  • Krysinski,W. (2004).Sur quelques généalogies et formes de l’hybrité dans la littérature du XXe siècle In/Le texte hybride. https://books.openedition.org/psn/10058?lang=fr
    » https://books.openedition.org/psn/10058?lang=fr
  • Maingueneau, D. (2004). Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris Armand Colin.
  • Maingueneau, D. (2009). Les termes de l’analyse du discours (1ère édit. 1996). Seuil.
  • Maingueneau, D. (2013). Manuel de linguistique pour les textes littéraires Harmond Colin.
  • Meizoz, J, (2007). Postures littéraires. Mises en scènes modernes de l’auteur Slatkine Erudition.
  • Molinié, G. & Viala, A. (1993). Approches de la réception Presses Universitaires de France.
  • Raimond, M. (1989). Le Roman Armand Colin.
  • Ricœur, P. (2000). La mémoire, l’histoire, l’oubli. Seuil.
  • Sari, N. (2017). Constantine, l’exil et la guerre Casbah éditions
  • 1
    Guerre civile algérienne (1990-2000).
  • 2
    Reda Houhou, écrivain algérien mort à Constantine. Un grand lycée porte son nom.
  • 3
    Quatrième de couverture Sari, Nora.
  • 4
    Le parcours de Mustapha Saädoun et Nouredine Rebah a été publié par Nora Sari dans une revue d’histoire.
  • 5
    Nous avons souligné les énoncés qui signalent la présence effective de l’hymne national français sous la forme d’allusion.

Fechas de Publicación

  • Fecha del número
    Sep-Dec 2023

Histórico

  • Recibido
    28 Nov 2022
  • Acepto
    28 Feb 2023
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None Universidad de Costa Rica, San José, San José, CR, 2060, 2511-5107, 2511 8395 - E-mail: kanina@ucr.ac.cr
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